Le génocide des Arméniens

Introduction   La genèse   Le 24 avril    Les premières déportations   La mort des femmes et des enfants


Introduction

Une vérité établie n'est pas négociable. Le génocide arménien n'est pas une hypothèse ; il est devenu une certitude. Le génocide est un crime, le crime absolu, la forme la plus grave du crime contre l'humanité.C'est une infraction au droit international définie par la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée le 9 décembre 1948 par l'Assemblée Générale des Nations Unies. Pour que l'incrimination de génocide puisse être prononcée, plusieurs conditions doivent être remplies : il faut que la victime soit un groupe humain, qu'elle appartienne à des catégories définies par la Convention, que les membres de ce groupe aient été tués comme tels, c'est à dire en raison de leur appartenance à ce groupe, mais aussi et surtout que l'intention d'anéantir ce groupe soit démontrée. La preuve de l'intention criminelle, de la volonté de détruire le groupe en partie ou en totalité, est le pivot autour duquel s'ordonne la preuve du génocide. Ce crime est un ensemble d'actions d'une dimension exceptionnelle, à l'échelle d'un pays ou d'un continent, et d'une infinie complexité que seul un état avec tous les moyens et les structures dont il dispose est à même de gérer. Par essence, le génocide est un crime prémédité, ce qui sous-entend que le "perpétrateur" a cherché à se soustraire aux conséquences de ses actes et que la négation du crime est intimement tissée dans sa structure. Il a préparé son son forfait dans le secret, il l'a organisé dans le moindre détail ; il en a soigneusement effacé les traces ; plus tard, il nie tout en bloc, et il somme ses accusateurs de produire leurs preuves ; il explique alors que les preuves déposées ne suffisent pas à définir l'incrimination et il propose de ranger l'événement dans une autre catégorie en démontrant que, si certaines composantes du génocide sont réunies, il en manque une, indispensable à l'incrimination, l'intention. A l'extrême, le négateur inverse l'accusation et accuse sa victime de l'avoir tué lui.

Yves TERNON Les Arméniens Histoire d'un génocide. Seuil

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La genèse d'une tragédie

Au crépuscule de l'Empire Ottoman, beaucoup de peuples soumis, les Arméniens y compris, s'agitent. Ils se mettent à lutter, soit pour des réformes, soit pour des libertés. Les Turcs réagissent par la force. En 1895, des milliers d'Arméniens sont massacrés. Mais l'empire commence à s'effondrer ; les guerres successives le dépouillent de tous ses territoires en Europe. Il ne lui reste plus que Constantinople (Istambul) et la zone environnante.
Leur Empire menacé de désintégration, les Turcs se tournent vers leur seul espoir de survie, l'armée. Un groupe de jeunes officiers, qui s'autoproclament les Jeunes Turcs, forment un parti politique secret pour réformer l'empire. Ironie du sort : Les Jeunes Turcs s'allient dans un premier temps aux Arméniens et à d'autres minorités nationales, pour créer un état multinational et libéral sur le modèle occidental. En 1908, les jeunes Turcs réalisent une révolution sans effusion de sang qui renverse le sultan Abdul Hamid. Officiellement, la Turquie entre dans une période de modernisme et on ressort la Constitution de Midhat. Mais à Adana en 1909 les Arméniens paient cher l'illusion que la vie pourrait devenir plus juste. La Turquie devient soupçonneuse et la première guerre mondiale va tout saborder.
Les Turcs se retrouvent au côté de l'Allemagne Impériale, c'est le Kaiser qui arme et entraîne leurs troupes. Ils se retrouvent ainsi alliés de l'Allemagne dans une guerre catastrophique. Comme en Allemagne, le nationalisme et le militarisme étouffent les premiers mouvements démocratiques. Beaucoup d'Arméniens combattent loyalement dans l'armée ottomane. D'autres observent dans l'Arménie occupée par la Russie leurs compatriotes qui combattent dans l'autre camp.  Les Jeunes Turcs réagissent, ils exécutent les soldats arméniens et ordonnent l'évacuation de toute la population arménienne hors de la zone de combat. Le ministre de la guerre Enver Bey et le ministre de l'intérieur Talaat Pacha seront les architectes de cette politique.

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Le 24 avril 1915

Plusieurs centaines de citoyens arméniens influents sont arrêtés à Constantinople, et parmi eux, se trouvent des gens qui ont aidé les Jeunes Turcs à accéder au pouvoir. Ils seront exécutés sans jugement. Les hommes qui auraient pu organiser une résistance, l'intelligentsia arménienne, viennent d'être éliminés. Talaat envoie un télégramme codé au cellules du parti des Jeunes Turcs :

"Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l'âge, ni du sexe. Les scrupules de conscience n'ont pas leur place ici."
Talaat Pacha Ministre de l'Intérieur.

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Les premières déportations

Les vilayets sont les provinces turques. Le génocide s'y organise partout de la même façon. Des témoins étrangers ont tout vu, tout raconté.
Leslie Davis est l'un de ceux là. Consul américain à Mamouret-ul-Aziz dans le vilayet de Kharpet, il envoie plusieurs rapports à l'ambassadeur des États Unis à Constantinople : Henri Morgenthau.
Voici quelques extraits de ces rapports :

Rapport Davis du 30 juin, le prétexte de la raison d'état et l'élimination des hommes.
"Ainsi que je l'ai indiqué dans les dépêches Susmentionnées, un mouvement révolutionnaire de la part des Arméniens a été découvert, et de sévères mesures ont été adoptées afin de l'enrayer. Ces mesures ont été prises à une échelle globale en faisant fort peu de distinction entre ceux qui étaient entièrement innocents et ceux que l'on soupçonnait d'avoir participé au mouvement. Ici, presque tous les Arméniens de sexe masculin de quelque importance ont été arrêtés et jetés en prison. Beaucoup d'entre eux ont été soumis aux tortures les plus cruelles auxquelles certains ont succombé. Plusieurs centaines des arméniens les plus en vue ont été emmenés la nuit et il semble clairement établi que la plupart, sinon tous, ont été tués. La semaine dernière on a entendu les rumeurs les mieux fondées faisant état de la menace d'un massacre. A mon avis, il fait peu de doute qu'il y en a un de prévu."

Rapport Davis du 30 juin, la technique de la déportation.
"On a néanmoins trouvé une autre méthode pour détruire la race arménienne. Il s'agit de rien moins que de la déportation de toute la population arménienne non seulement de ce vilayet mais, d'après mes informations, des six vilayets constituant l'Arménie. Il y aurait environ 60 000 Arméniens dans ce vilayet et environ 1 000 000 dans l'ensemble des six vilayets. Tous doivent être expulsés, entreprise probablement sans précédent dans l'histoire. La semaine dernière, des rumeurs ont couru pendant plusieurs jours à ce sujet, mais cela semblait incroyable.
Le samedi 28 juin, on annonça publiquement que 5 jours plus tard, tous les Arméniens de et tous les Syriens devaient partir. Les villes de Mamouret-ul-Aziz et de Karpout furent divisées en districts et on indiqua à chaque maison quel jour ses occupants devaient se mettre en route. On donna deux dates pour Mamouret-ul-Aziz : le 1er et le 3 juillet, et trois dates pour Karpout : les 4, 5 et 6 juillet. Dans ces deux localités qui doivent abriter une population d'environ 40 000 âmes, il y a probablement au moins 15 000 à 18 000 Arméniens. Soit 3 000 familles au minimum. Il y en a beaucoup plus dans les villages voisins, et ceux là doivent partir quelques jours plus tard.
La signification réelle d'un tel ordre est à peine imaginable pour ceux qui ne sont pas familiers avec les conditions particulières régnant dans cette région isolée. Comparé à cette mesure, un massacre, quelle que soit l'horreur que le mot puisse évoquer, serait humain. Dans un massacre, beaucoup de gens peuvent en réchapper, mais une déportation de ce genre dans ce pays, signifie une mort progressive et peut-être plus horrible pour presque tous. Je ne crois pas qu'il puisse en survivre un sur cent, peut-être même un sur mille".

Rapport du 11 juillet, des conditions propres à l'élimination
"Les premiers sont arrivés un jour ou deux après la rédaction de mon dernier rapport. J'ai visité leur campement à de nombreuses reprises et me suis entretenu avec certains d'entre eux. On peut difficilement imaginer spectacle plus cruel. Ils étaient presque sans exception en guenilles, sales affamés et malades, ce qui n'est pas surprenant étant donné qu'ils avaient été en route pendant prés de deux mois sans changer de vêtement, sans possibilité de se laver, sans abri et avec très peu à manger. Ici les autorités leur ont donné quelques maigres rations. Je les ai observés un jour alors qu'on leur apportait du ravitaillement. Ca n'aurait pas été pire s'il s'était agi d'animaux sauvages. Ils se précipitaient sur les gardes qui apportaient la nourriture et ceux-ci les repoussaient à coups de matraque, frappant parfois assez fort pour les tuer. On avait peine à croire qu'il s'agissait d'êtres humains.
Lorsqu'on parcourt le camp, les mères vous tendent leurs enfants en vous suppliant de les prendre."

"Il reste fort peu d'hommes parmi eux, la plupart ayant été tués en route. Tous racontent la même histoire : ils ont été attaqués et dépouillés par les Kurdes. La plupart ont été attaqués à maintes reprises et beaucoup, en particulier les hommes ont été tués. Des femmes et des enfants aussi ont été tués. Beaucoup sont morts, bien entendu de maladie et d'épuisement et chaque jours certains périssent depuis qu'ils sont ici."

Rapport du 24 juillet, plus de précisions sur la justification et l'élimination des hommes
"Apparemment, tout était préparé depuis des mois. Tout d'abord, quelques personnes prétendument impliquées dans un complot révolutionnaire ont été arrêtées. On a trouvé quelques bombes et procédé à d'autres arrestations. Ceux qui ont été pris ont été soumis à d'horribles tortures et contraints ainsi d'avouer ce qui n'était pas vrai et d'accuser des gens complètement innocents. L'ordre fut donné que toutes les armes de toute espèce soient remises aux autorités. Les gens ont été torturés jusqu'à ce qu'ils avouent qu'ils possédaient un fusil, un revolver ou autre chose alors, qu'en fait, qu'ils n'avaient rien. Pour éviter cela ils étaient obligés de payer un prix fabuleux à un turc pour se procurer une arme quelconque qu'ils puissent remettre à la police. On fit ma promesse très libérale que, si tout le monde rendait les armes, il ne subsisterait aucun problème. Les bourgades et les villages furent encerclés par les gendarmes et presque tous les hommes arrêtés. Ils furent alors systématiquement battus et torturés, pour la plupart sans qu'aucune accusation de quelque sorte que ce soit ait été portée contre eux. Le résultat est que la police parvint à rassembler un grand nombre d'armes et quelques bombes. On ne saura probablement jamais combien de bombes ont pu être frauduleusement placées par la police et combien d'armes ont été obtenues de gens parfaitement innocents qui le firent uniquement pour en avoir à remettre. Il est cependant certain que bien des gens qui qui furent amenés à donner une arme quelconque ne participèrent jamais à aucun complot révolutionnaire et qu'il n'y eut même pas la remise d'une arme comme prétexte utilisé contre beaucoup de ceux qui furent torturés. Parallèlement, tous les Arméniens éminents étaient arrêtés. Les autorités catégoriquement que tous ceux qui avaient été appréhendés étaient impliqués dans le complot contre le gouvernement et qu'aucun n'avait été injustement arrêté. Tout se passant dans le secret, il est évidemment impossible à des tiers de savoir la vérité sur ce genre de déclaration, encore moins d'apporter la preuve de leur fausseté, mais à la lumière des évènements ultérieurs, il faudrait avoir beaucoup d'imagination pour les croire. Des centaines d'hommes éminents ont ainsi été jetés en prison ; puis on les a amenés, et il ne fait aucun doute que tous ont été assassiné à quelques heures de distance d'ici. Des milliers de soldats arméniens ont été également arrêtés et emmenés, prétendument pour es faire travailler sur les routes. Autant que je sache, on a jamais eu la moindre nouvelle à leur sujet et on sait que certains d'entre eux ont été abattus. Il ne fait aucun doute que les autres ont subi le même sort."


Rapport du 24 juillet, comment le massacre devient possible
"Puis, lorsque pratiquement tous les hommes eurent disparu et que toutes les armes eurent été livrées ou trouvées par la police, on annonça que tous les Arméniens devaient être déportés. Une résistance efficace à l'ordre de déportation était donc impossible. Toute l'opération avait été si adroitement planifiée que la police et la gendarmerie furent en mesure d'y procéder sans courir le moindre risque. Quelques milliers d'hommes ont ainsi pu faire disparaître de 15 à 20 000 Arméniens de cette région. Il semble que la même méthode ait été suivie dans d'autre parties de ce vilayet ainsi que dans d'autres vilayets. Il est impossible de dire combien d'Arméniens ont été tués, mais on estime que le chiffre avoisine le million."

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La mort des femmes et des enfants

Rapport du 24 juillet, un camp de la mort
"Le camp où ils se trouvent offre une scène de L'Enfer de Dante. On ne saurait imaginer plus grande misère. C'était déjà assez terrible auparavant, lorsqu'il y avait là quelques milliers de de malheureux dans un état épouvantable, mais maintenant, alors que l'on abandonne ici seulement ceux qui sont dans le pire état, le spectacle est indescriptible. Il y a des morts et des mourants partout. On voit deux ou trois petits enfants pleurant sur le corps de leur mère, tirant sur les vêtements du cadavre, échevelés et le regard fixe ; d'autres petits enfants sont nus ou presque nus, couverts de vermine, gisant à terre recroquevillés, morts ou à l'agonie. d'autres femmes et enfants sont à ce point émaciés que leur profil a exactement l'aspect d'un crâne de squelette ; un petit garçon qui ne portait qu'un lambeau de chemise et une unique chaussette déchirée n'était lui, effectivement plus qu'un squelette ; d'autres enfants au ventre ballonné étaient couchés au soleil ; très rarement un homme, dans la plupart des cas des femmes et des enfants, tous au dernier degré de la misère et attendant que la mort vienne les délivrer. Je suppose qu'on apporte un peu de ravitaillement à ces gens, mais la plupart ne sont plus en état de manger."

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Charles Sarafian