Pendant plus de trois siècles, l'histoire s'arrête pour les populations chrétiennes
que l'Empire s'est soumises définitivement par la prise de Constantinople (1453).
L'organisation de l'Etat est fondée sur une distinction fondamentale entre croyants et
non croyants. Avec l'adoption de l'Islam, les Touraniens ont mis sur pied un empire
théocratique où le chef de l'Etat, le Sultan, est en même temps le commandeur des
croyants, le chef spirituel.Tout repose sur ce fondement religieux. Auprès du Sultan, une
seule autorité de recours ; le Cheikh-ul-Islam, qui est le gardien de la foi.
Les peuples chrétiens sont donc les rayas, ce bétail servile auquel on laisse
les taches économiques, car même si le gouvernement arrache aux chrétiens bon nombre de
leurs fils pour en faire ces troupes d'élite que seront les janissaires, la
responsabilité militaire en ces temps guerriers est toute entière aux mains des
Ottomans. Mais le signe essentiel de la soumission des chrétiens au pouvoir musulman
c'est l'impôt ; taxe de capitation djizié, puis taxe d'exemption du service
militaire bédéli-askérié, il est source dans les deux cas d'abus permanent.
Le raya est taillable et corvéable à merci : non contents d'obtenir de lui tous les
moyens de sa subsistance quotidienne, les conquérants tirent de lui par la force toutes
sortes de redevances supplémentaires et arbitraires, en espèces et en nature. Blanqui,
en voyage en Turquie dira d'eux : "Ils ont les rayas à piller comme nos paysans ont
des terres à mettre en culture".
Durant ces longues centaines d'années, le système adopté fait donc des populations
chrétiennes un monde d'esclaves au service des croyants. Mais aussi il les tolère, et
par un renversement étonnant, pour qui a vu de la conquête touranienne naître tant de
destructions et de ruine, accepte et organise leur survie. Il les laisse s'organiser de
façon spécifique et, dans tous les cas, sans toucher à ce qui leur est le plus
précieux ; Leur identité religieuse. C'est ainsi que le patriarche arménien de
Constantinople, se voit attribuer des pouvoirs religieux et civils sur la communauté
arménienne, et même à une certaine époque la tutelle sur d'autres populations
chrétiennes aux théologies proches.
L'Arménie conserve donc son identité à travers son organisation religieuse. Celle ci
est spécifique ; Il n'y a alors en Arménie qu'une Eglise dite Grégorienne,
définitivement indépendante de Rome depuis 491. La communauté a sa langue et son
alphabet, mais une partie de ses membres, celle qui réside sans la capitale, s'est
parfaitement adaptée au système social, politique et économique des vainqueurs. Ils
devinrent les interprètes juristes et banquiers, et formèrent une bourgeoisie cultivée
en partie assimilée.
La prise de Constantinople en 1453 marque la fin de l'Empire Byzantin. Mais ce n'est qu'une étape dans l'expansion de l'Empire Ottoman. Durant tout le XVI ème siècle, l'Arménie est le champ de bataille où s'affrontent les les armées Ottomane et Perses (iraniennes). Ce n'est qu'en 1639 que la frontière turco-iranienne est définitivement fixée. La Perse conquiert l'Arménie orientale avec Erevan et Etchmiadzine. Ces guerres ont laissé un pays ruiné, l'agriculture et l'économie sont dévastés.
Musulmans et turcs, les Ottomans ont hérité des structures mises en place par les Seldjoukides d'Asie Mineure. Le Sultan est la clé de voûte de l'Etat. Chef temporel et religieux, il exerce son autorité dans tous les domaines.
a suivre..
L'annexion de la Géorgie par le tsar Paul 1er en 1800 inaugure plus d'un
siècle de conflit entre la Russie et la Perse d'abord, (1804-1828), puis entre la Russie
et l'Empire Ottoman (1806-1921). Les Russes prennent possession de la Géorgie orientale
et du Karabagh. Les Arméniens ont largement participé à cette lutte, l'archevêque de
Tiflis, Nercès les adjure de combattre au côté des Russes. Renseignements et
éclaireurs sont fournis effectivement par les Arméniens à l'armée russe qui s'emparent
des provinces d'Erevan et de Nakhitchevan en 1827. La Perse cédera ces deux provinces à
la Russie par le traité de Turkmantchaï (février 1928). En outre, les Arméniens de
Perse sont autorisés à émigrer dans l'empire tsariste. Quarante cinq mille Arméniens
de l'Azerbaïdjan persan affluent dans les nouvelles provinces russes de Transcaucasie.
Le Tsar refuse catégoriquement toute idée d'autonomie pour son nouveau territoire qu'il
baptisera "Province Arménienne". A cette occasion Nicolas II ajoute à ses
titres celui de "Roi d'Arménie".
La Paix signée avec la Perse, le Tsar déclare la guerre à l'Empire Ottoman. Vingt mille
Russes dont plusieurs détachements arméniens s'emparent d'Erzeroum et c'est encore 100
000 Arméniens qui émigrent vers la "Province Arménienne" où les Russes leur
promettent des terres.
Devant l'attaque russe, le Sultan s'empresse de signer le traité d'Andrinople (1829) qui
met fin temporairement aux guerres du Caucase.
En 1840, la Province Arménienne est remplacée par le Gouvernement d'Erevan. Ce passage
d'une partie de l'Arménie orientale sous la domination tsariste est un élément du
réveil national arménien. En effet, en dépit de sa rigueur, ce pouvoir apparaît
préférable à l'oppression subie dans l'Empire Ottoman et en Perse.
Pour les Arméniens de l'Empire Ottoman, le gouvernement russe garantit le maintient d'une
terre d'asile aux frontières de leurs provinces.
Dès 1890, on peut s'attendre à tout, comme en témoignent ces deux télégrammes du
consul russe à Erzeroum : "La situation de la population chrétienne et la nôtre
est et extrêmement dangereuse. A chaque instant, sous le moindre prétexte, il faut
s'attendre à l'explosion du fanatisme musulman" (10 juin)... "Il est encore
difficile de dire si ces étincelles de fanatisme vont se transformer en un mouvement
général... Il y a plus de 200 blessés, et pour l'instant, on a connaissance que de 14
tués" (12 juin).
Mais c'est vers la fin de 1893 que le développement quotidien de la violence sur la
totalité du territoire de l'empire quitte ses limites habituelles pour prendre l'aspect
net et différent d'une extermination : le nombre des victimes est largement supérieur,
le phénomène se généralise et s'étend d'un endroit à l'autre, l'explosion
meurtrière s'organise et se répète. En août 94 à Sassoun (région de Bitlis),
l'armée turque incendie des villages et et ruine ou tue des milliers d'Arméniens. C'est
ce que confirme une commission d'enquête internationale réunie sur place par
l'Angleterre. La pression internationale sera tout aussi incapable que précédemment
d'imposer au sultan, l'application des articles du traité de Berlin. Cependant ce dernier
déclare qu'il va appliquer les articles votés trente ans plus tôt. Il fait traîner les
choses et en profite pour accélérer le processus d'élimination des Arméniens. A cette
époque, un bon mot circule dans les milieux diplomatiques proches de l'empire :"La
solution au problème arménien ? l'Arménie sans Arménien !". De septembre à
décembre ce sont encore des milliers d'arméniens qui meurent. Les ambassadeurs ont beau
dire qu'il faut agir vite, ils n'agissent pas.
Le sultan rejette toute la responsabilité sur ces petits groupes révolutionnaires dont
l'existence réelle vient à merveille justifier et purifier son action. L'ambassadeur de
France Paul Cambon écrira pourtant : "L'anarchie qui règne dans les provinces n'a
plus de rapport avec l'agitation arménienne... ...Le fanatisme musulman est
déchaîné." Satisfaites d'avoir obtenu des autorisations pour leurs navires de
guerre, les puissances laissent les projets de réforme s'évanouir et les massacres
continuer.
Plus qu'une issue pour les Arméniens, utiliser eux même la force. Le 26 août 1896, un
groupe d'arménien de la Fédération Révolutionnaire Arménienne prend
par la force le contrôle de la Banque Ottomane de Constantinople. Leur objectif est
d'attirer l'attention internationale sur le sort des Arméniens. Ils demandent un certain
nombre de réformes et promettent de laisser intact le contenu de la banque. L'affaire se
terminera sans effusion de sang et l'opinion publique fut une nouvelle fois alertée. De
fait les ambassadeurs remettent une fois encore des lettres de protestation, par exemple
cette "note verbale collective" du 2 septembre :"les bandes sauvages qui
ont assommé les Arméniens et pillé leurs maisons et les magasins où ils pénétraient
en prétendant y chercher des agitateurs, n'étaient point des ramassis accidentels de
gens fanatisés, mais présentaient tous les indices d'une organisation spéciale connue
de certains agents de l'autorité, sinon dirigée par eux".
Ceci n'empêchera pas qu'on voit trois jours durant, les rues de Constantinople
s'ensanglanter de milliers de victimes arméniennes d'une soudaine violence de la
population musulmane. Et l'on voit bien à quel point tout a été organisé, voulu.
Des milliers de jeunes gens, Turcs, Grecs, Arméniens, Bulgares etc., forment dans
l'Empire ottoman, une élite intellectuelle et morale dont il devient de plus en plus
difficile au sultan de comprimer les aspirations vers la science et la liberté. Ils
mèneront une révolution en deux temps. En juillet 1908, ils réussissent un putsch
militaire à Salonique. Jeunes officiers nationalistes, ils reprochent au Sultan de ne
pouvoir résister à la pression étrangère. C'est donc naturellement qu'ils comptent
prendre la relève. La constitution de 1876 est appliquée et
son auteur décapité Midhat est réhabilité trente ans après. Tout manifeste ainsi dans
ces premiers mois, l'instauration sérieuse d'un régime constitutionnel et libéral à
l'occidental et la réinsertion des Chrétiens dans la communauté nationale. C'est la fin
d'un cauchemar.
Une tentative de contre révolution menée par le sultan Abdul Hamid échouera donnant
définitivement le pouvoir aux Jeunes Turcs.
Le parti des Jeunes Turcs, Union et Progrès(Ittihad Ve Teraki Cemiyeti), penchera finalement plus du côté du nationalisme que de celui du progrès "à l'occidental". Les Jeunes Turcs ont perpétré le premier génocide du XX me siècle en souhaitant éliminer physiquement tous les Arméniens vivant sur le sol turc.
En 1876, l'Empire se dote d'une constitution dont les termes ne peuvent que satisfaire
la commission Européenne chargée de contrôler l'application des réformes exigées dans
le traitement des minorités non musulmanes.
L'article 8 affirme que la citoyenneté est la même pour tous les sujets ottomans, quelle
que soit leur religion. L'article 9 garantit la liberté individuelle. L'article 17
proclame leur égalité devant la loi, ainsi que leurs droits et devoirs (sans préjudice
de ce qui concerne la religion).
Voici l'analyse de M. Rolin-Jaequemyns, juriste belge spécialisé dans les affaires
ottomanes : " On s'aperçois dans ce document que l'unique but de la charte nouvelle
était de reculer l'heure où l'Europe allait demander [à la Sublime Porte] plus que de
belles paroles et des lois de parade. En d'autres termes, il s'agissait simplement pour
ceux qui tenaient ce beau langage, d'empêcher que les intérêts des nations chrétiennes
encore soumises à la domination turque fussent mis formellement et explicitement sous la
sauvegarde du droit international européen, comme ils l'étaient déjà implicitement par
le traité de Paris"
Les Arméniens d'Adana étaient reconnus pour être les champions manifestes et parfois
excessifs des principes de liberté constitutionnels prônés par l'Itihad. Enivrés par
les libertés qu'ils venaient d'acquérir, ils les affichèrent publiquement au point de
provoquer un grand nombre de turcs, dont certains étaient des loyalistes de l'ancien
régime indignés par l'arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs.
La cupidité, la volonté de maintenir en place les postes et les emplois, les dogmes
religieux et les forfanteries occasionnelles des futures victimes constituèrent des
facteurs convergents qui aboutirent à un conflit débouchant sur des pogroms. Les
massacres eurent lieu en deux étapes. La première avait abouti plus ou moins à l'échec
de l'agression. Anticipant l'attaque de leur quartier, de jeunes Arméniens s'étaient
procuré des armes et avaient mis au point une stratégie d'auto défense. Ils réussirent
ainsi non seulement à repousser les attaques et à protéger les populations résidant
dans leur quartier, mais ils infligèrent en plus de lourdes pertes à leurs agresseurs.
Cependant leurs possibilités de défense s'amenuisaient et ils consentirent à rendre les
armes pour une trêve arrangée par le consul britannique de la ville voisine (Mersine).
Ce qui s'ensuivit est l'un des plus cruel massacre jamais enregistré dans l'histoire
humaine. Rendus enragés par l'ampleur des pertes endurées, pendant la première période
d'affrontement, les Turcs directement soutenus par des contingents armés qui venaient
d'arriver sur place, s'abattirent sur les Arméniens entièrement désarmés et sans
défense pour les découper et les brûler vifs par milliers. Les écoles, les hôpitaux
et les églises furent les lieux privilégiés de la boucherie. Vingt cinq mille
Arméniens ont été massacrés à Adana.
Il est particulièrement intéressant de noter que durant ces massacres, les navires de
guerre de sept nations (Angleterre, France, Italie, Autriche, Russie, Allemagne, Etats
Unis) étaient mouillés en face d'Adana. Aucun de ces équipages de marins de combat
armés et prêts à l'action n'intervint. Que l'intervention, pourtant prévu et redoutée
n'ait pas eu lieu était non seulement un soulagement pour les meurtriers, mais aussi une
incitation à reprendre le carnage avec plus de férocité encore.
Cette notion permanente d'impunité des actes turcs envers les Arméniens est une des clés du génocide.
Les mois de l'hiver 1914 voient le début assez lent des opérations militaires : du fait de son entrée en guerre au côté de l'Allemagne, la Turquie se trouve, à la fin de l'année, engagée sur plusieurs fronts face aux puissances de l'Entente. Contre l'Angleterre dans le Golfe Persique (Bassorah), et sur le canal de Suez où Djemal sera arrêté dans l'expédition vers l'Egypte ; Contre la Russie, l'ennemie traditionnelle, sur deux fronts également ; en Perse dans la région de Tabriz, et dans le Caucase ou les troupes Turques ne progressent plus et subissent une lourde défaite en janvier..
Le gouvernement turc procède dans la nuit à l'arrestation de de toutes les personnalités arméniennes intellectuelles et politiques de Constantinople : 500 à 600 pour les uns, 200 pour les autres, certainement au moins 235, chiffre retenu et publié plus tard par le gouvernement Turc lui même. Ces hommes sont d'abord jetés en prison puis déportés. "Bien entendu, dit Talaat Pacha devant un diplomate allemand, parmi les déportés, beaucoup sont tout à fait innocents." Bien peu survivront à l'été. Cette rafle ouvre pour les Arméniens une période de déportation.
A. Refik, qui fut capitaine de marine
turc au moment des faits, et deviendra plus tard historien, confirme :
"Afin de justifier ce crime énorme, les éléments de propagande adéquats furent
minutieusement préparés à Istanbul. [Ils comprenaient des énoncés du type] Les
Arméniens se sont ralliés à l'ennemi, ils vont lancer une insurrection à Istambul,
tuer les chefs de l'Ittihad et ils vont réussir à ouvrir les détroits [pour permettre
aux flottes alliées de s'emparer d'Istambul].
"Sous le couvert de la déportation et du déplacement de population en temps de
guerre, l'Ittihad visait la destruction des Arméniens". Refik Deux comités et deux
massacres Istambul 19919
Le 29 mai 1915, le Grand Vizir signe un mémorandum du 26 mai dans lequel le ministre
de l'intérieur demande la promulgation d'une loi spéciale autorisant les déportations.
La loi autorisait les comandants des armées et des garnisons locales à ordonner la
déportation de groupes de populations suspects d'espionnage, de trahison ou pour
nécessités militaires. Il suffisait pour cela que les autorités investies du pouvoir de
décider les déportations ressentent pour cela (hissetmek) une impression d'agression ou
de danger. Cette autorisation vague mais générale entraîna la déportation massive des
de la population arménienne de Turquie.
Cette loi provisoire de déportation fut abrogée le 4 novembre 1918 "à cause de son
inconstitutionnalité". Ainsi le parlement turc annula une loi qu'il n'avait pas
débattue ou approuvée auparavant, dans un temps où la population visée par cette loi
était déjà presque entièrement éliminée.