Le Monde, Samedi 30 mai (page 1)

Genocide armenien

l'Assemblee nationale a adopte une proposition de loi reconnaissant le
genocide de 1915

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l'Assemblee nationale proclame : "La France reconnait le genocide
armenien de 1915"

Le gouvernement s'inquiete des reactions d'Ankara apres le vote d'un
texte symbolique

Les deputes ont vote, vendredi 29 mai, une proposition de loi
d'origine socialiste reconnaissant le genocide armenien. Ce texte qui
"ne rejouit pas" l'Hotel Matignon, n'a qu'une portee symbolique et,
accessoirement, permet au Parlement d'adopter une petition de
principe, ce qui, formellement, lui est interdit depuis 1958. Les
autorites turques ont fait par de leur mecontentement.


Un perilleux exercice diplomatique attendait le gouvernement, vendredi
29 mai, lors de l'examen a l'Assemblee naationale de la proposition de
loi reconnaissant le genocide armenien de 1915. Cette initiative
parlementaire "ne rejouit pas" Matignon, qui redoute des consequences
politiques et economiques avec la Turquie, reconnait l'entourage de
Lionel Jospin.  L'article unique du texte est aussi bref que
symbolique : "la France reconnait publiquement le genocide armenien de
1915". Comment s'opposer a un texte qui suscite la quasi-unanimite au
Parlement, s'interroge un ministre ? De son cote, le president de
l'Assemblee nationale, Laurent Fabius, a tenu a rassurer son homologue
turc : dans sa reponse a la lettre que lui a adressee Hikmet Cetin,
president de la Grande Assemblee de Turquie, M. Fabius precise que
cette proposition de loi ne constitue "en rien un geste dirige contre
la Turquie actuelle", mais il ajoute qu'il n'entre pas dans ses
prerogatives "d'interrompre cette procedure", comme M.  Cetin l'y a
invite.

C'est a force d'"obstination" que les deputes ont fini par inscrire
cette proposition a l'ordre du jour, alors que les tentatives de leurs
predecesseurs, depuis de nombreuses annees, n'avaient jamais abouti,
explique Jean-Paul Bret (PS, Rhone), l'un des initiateurs du texte,
avec Rene Rouquet (PS, Val-de-Marne), rapporteur et maire
d'Alfortville, qui compte une importante communaute armenienne.

"Un precedent interessant"

A l'approche de la date anniversaire du genocide (le 24 avril), deux
questions d'actualite avaient ete posees a Pierre Moscovici, le 21
avril, puis une troisieme a Hubert Vedrine, le lendemain (Le Monde,
date du 26-27 avril) : le ministre delegue aux affaires europeennes
avait reconnu le caractere du genocide armenien, mais seulement "a
titre personnel", tandis que le ministre des affaires etrangeres
utilisait le terme de "massacres", comme devait le faire le premier
ministre, le 24 avril, dans un communique officiel... Pourtant, lors
de la campagne presidentielle de 1995, M. Jospin avait exprime son
soutien a la reconnaissance du genocide.

M. Bret avait prevenu le gouvernement que le groupe socialiste
utiliserait "toutes les ressources" du reglement de l'Assemblee
nationale pour "faire aboutir" sa proposition. Le 22 avril, en reunion
du groupe, les deputes socialistes avaient decide de ne pas se
satisfaire de la "platitude des reponses (gouvernementales) de la
veille", explique M. Bret, qui precise que dans cette affaire,
Jean-Marc Ayrault, le president du groupe, a donne un "coup de pouce"
decisif. Une semaine plus tard, les elus socialistes decidaient, a la
quasi-unanimite, l'inscription de la proposition de loi dans une niche
parlementaire, prevue le 29 mai. Seul Serge Blisko (Paris) avait ete
d'un avis contraire.

Quelques rares deputes critiquent ouvertement cette
initiative. Jacques Myard (RPR, Yvelines) estime que la loi n'a pas
"pour fonction de codifier l'histoire" ; "Pourquoi ne pas, aussi,
reconnaitre le genocide des Tsiganes et de tous les peuples victimes
d'un massacre ?" lance-t-il. "On met le doigt dans un engrenage un peu
dangereux", juge, de meme, Paul Dhaille (PS, Seine-Maritime), qui
doute aussi de a porte d'un texte purement declaratif: "il y aura un
vote au Parlement, et apres ?"

En fait, cette proposition de loi s'apparente a une proposition de
resolution, une procedure parlementaire interdite aux deputes et aux
senateurs par la Constitution de la Ve Republique. Seules, despui
1993, les propositions de resolution qui portent sur des actes
europeens "comportant des dispositions de nature legislative" sont
desormais autorisees par la Loi fondamentale. L'adoption du texte sur
le genocide armenien, qui ne fait guere de doute, est aussi un moyen
de ressusciter ce pouvori parlementaire : ce serait un "precedent
interessant" a resume Jack Lang (PS, Loir-et-Cher), president de la
Commission des affaires etrangeres, mardi 26 mai. En votant ce texte,
les deputes feront d'une pierre deux coups.

Clarisse Fabre

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La Turquie a mis en garde les autorites francaises

Istanbul (de notre correspondante)

Au beau fixe depuis plusieurs annees les relations bilaterales entre
la France et la Turquie pourraient entrer dans une zone de
turbulences. Le ministre des affaires etrangeres, Ismail Cem, lors
d'une ceremonie commemorant les trent-quatre Turcs victimes des
attentats de l'Armee de liberation de l'Armenie (Asala) durant les
annees 70 et 80, a denonce, mercredi, "ceux qui encouragent et
ravivent la haine... pour pouvoir recueillir trois voix
supplementaires".

La tragedie de 1915 demeure un sujet delicat en Turquie, ou la version
armenienne des evenements n'a jamais ete acceptee. Les autorites
d'Ankara reconnaissent que des deportations et des atrocites ont eu
lieu a cette epoque dans l'est du pays mais elles rejettent
categoriquement le concept de genocide. Les Turcs - qui dementent le
chiffre de plus d'un million de victimes armeniennes, estimant que les
pertes se situent autour de 300 0000 personnes - soulignent que dans
le cadre du conflit qui opposait alors la Russie et la Turquie, des
atrocites ont ete commises dans tous les camps.

Une proposition de loi similaire, introduite par le senateur
republicain Bob Dole, avait assombri, il y a quelques annees, les
relations entre la Turquie et les Etats-Unis. Les diplomates turcs
deplorent qu'une telle initiative viennent s'interposer entre Ankara
et Paris a un moment ou les liens entre les deux pays, dont les
echanges commerciaux se montaient a 24,3 milliards de francs en 1997,
sont sur le point de prendre un nouel essor dans le cadre de l'accord
France-Turquie 2000.

"C'est du domaine des historiens"

"Apres la visite du president Demirel, nous avons mis sur pied un plan
de partenariat strategique. Tout est la pour encourager le
developpement a long terme", declare l'ambassadeur turc a Paris,
Sonmez Koksal, qui trouve "difficile a comprendre", dans ce contexte
de relations harmonieuses, la demarche des deputes francais. Certains
attribuent cette initiative a l'arrivee au pouvoir en Armenie, fin
mars, de Robert Kotcharian qui, dans sa campagne electorale avait
signale son intention de mobiliser la diaspora armenienne pour faire
pression sur la Turquie et obtenir d'elle la reconnaissance formelle
du genocide. Les autorites turques ont mis en garde les autorites
francaises sur les consequences de cette prise de position.  Dans un
message adresse a son homologue francais, le premier ministre Mesut
Yilmaz a rappele les tensions dans les relations entre la France et la
Turquie, au debut des annees 80, alors que l'Asala etait active. "Il a
fallu des annees pour ramener nos liens au point ou ils en sont",
explique un responsable turc. "Ce debat releve du domaine des
hisstoriens, il n'y a pas de raison que les politiciens s'en melent",
explique-t-on au ministere des affaires etrangeres turc. "Ce n'est pas
avec deux lignes de loi qu'ils pourront trancher cette question. En
plus, nous n'avons meme pas la parole dans ce debat."

Pour l'instant, les autorites turques, qui parlent d'un "probleme
seireux", mais continuent d'esperer que la proposition de loi sera
rejetee, se refusent a reveler en quoi les relations seraient
affectees. Mais compte tenu de leur sensibilite particuliere a ce
sujet, il est difficile d'imaginer qu'elles resteront sans reaction.

Nicole Pope


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Dimanche 31 mai-Lundi 1er juin 1998

page 1 :

"Reconnaissance du genocide armenien

Les deputes ont vote, vendredi a l'unanimite, la proposition de loi
deposee par le groupe socialiste : "La France reconnait publiquement
le genocide armenien de 1915"

page 6

Pour rendre justice aux Armeniens, les deputes ont ete unanimes

Dans une brasserie proche du Palais-Bourbon, vendredi 29 mai, un
homme, qui porte encore sur sa veste le badge d'acces aux tribunes de
l'Hemicycle, lit et relit avec emotion l'article unique du texte vote
quelques instants plus tot par les deputes : "la France reconnait
publiquement le genocide armenien de 1915."

Comme d'autres representants de la communaute armenienne, il est venu
assister au debat et au vote, a l'unanimite, de cette proposition de
loi deposee par le groupe socialiste. Il y a des jours ou l'Assemblee
vit "des moments plus particulierement importants" et prend "decisions
qui l'honorent", s'etait felicite Guy Hermier (PCF, Bouches-du-Rhone),
avant de saluer les Francais d'origine armenienne, comme le resistant
"Missak Manouchian" et "son groupe l'Affiche rouge", qui ont donne
"leur coeur avant le temps". Et le depute communiste de citer, parmi
les souffrances du peuple armenien, "les epreuves du stalinisme, au
cote du genocide, de l'exil et du tremblement de terre de 1988...

D'origine armenienne, Patrick Devedjian (RPR, Hauts-de-Seine) a
"hesite" a prendre la parole. "C'est beaucoup d'emotion, beaucoup trop
meme", observe-t-il. Mais en lisant les reactions hostiles de la
Turquie, ces derniers jours, il s'est dit que "la voix chetive des
enfants des survivants" devait etre entendue. Il y a des matins, comme
ca, ou il n'y a plus "ni droite, ni gauche", a poursuivi M. Devedjian
qui a conclu son intervention en lancant "Vive la France !".

Exercice perilleux Pour le gouvernement, l'exercice etait
perilleux. "Cisele" par Matignon, le discours a ete interprete par le
Secretaire d'Etat aux Anciens combattants, Jean-Pierre Masseret. Pas
de ministre des Affaires etrangeres, sur un sujet si hautement
diplomatique ! Comment menager la Turquie tout en donnant
l'impression, aux deputes de la majorite, de respecter une promesse de
campagne du candidat Lionel Jospin ? Le gouvernement prend donc "acte"
de "l'intention politique" de l'Assemblee - qui en a "pris la
responsabilite" - et promet de transmettre le texte au Senat. Mais
est-ce bien le role de la loi de "qualifier l'histoire ?", s'interroge
M. Masseret.

Un seul regret, pour certains deputes communistes et du groupe UDF :
aucun de leurs amendements visant a designer les responsables du
genocide, ou a modifier la redaction de l'article unique, n'a ete
adopte. Le bras de fer a deja ete assez fort avec le gouvernement,
confie un depute socialiste... Du coup, le president d'honneur de
l'association Jeunesse armenienne de France a Marseille, Claude
Harounyan, s'est declare "a moitie satisfait".

Les deputes ont bien discute longuement pour savoir si les adverbes
"officiellement" ou "solennellement" n'avaient pas un sens plus fort
que "publiquement". Georges Sarre a conclu ce debat de maniere
fracassante. Pas besoin de grands mots pour donner du poids a
l'initiative parlementaire : "Nous sommes l'ASSEMBLEE NATIONALE !"
a-t-il tonne. Le vote a ete unanime, comme l'ovation de la communaute
armenienne et des deputes.

Clarisse Fabre

encadre

"Pour le president turc, "une distorsion"

Ankara a reagi negativement a la proclamation par l'Assemblee
nationale de la reconnaissance du genocide armenien. Le president
turc, Suleyman Demirel, a qualifie de "distorsion des realites
historiques" ce vote. Le ministre des affaires etrangeres, Ismail Cem,
a annonce qu'une telle reconnaissance aurait des "effets nefastes sur
les relations turco-francaises". Son homologue charge des affaires
chypriotes et de l'Union europeenne, M. Sukru Sina Gurel, a rencheri
en declarant que la decision des parlementaires francais "pourrait
avoir des repercussions sur les relations de la Turquie avec d'autres
pays europeens". Plusieur societes francaises ou europeennes, comme la
frime d'armement franco-allemande Eurocopter ou le consortium europeen
Airbus Industries, pourraient se voir exclure d'appels d'offres dans
les secteurs militaires, energetiques ou de l'aviation civile. (AFP)

editorial, page 13

Armenie : la fin du tabou

En approuvant, vendredi 29 mai, un texte tres bref proclamant que "la
France reconnait publiquement le genocide armenien de 1915", les
deputes francais ont leve un tabou : aucune des grandes democraties
occidentales n'a jusqu'a present accepte de qualifier de la sorte les
massacres commis en 1915 contre les populations armeniennes de
l'Empire ottoman.

Pourtant les recits et temoignages rassembles, des 1916, par des
historiens britanniques ou le missionnaire allemand Johannes Lepsius,
les Memoires de l'ambassadeur Henri Morgenthau, entre autres, bien
avant des etudes plus recentes, n'autorisaient pas le doute : par leur
ampleur, leur planification par le mouvement Jeune-turc, leur
organisation systematique, les massacres des Armeniens en 1915
constituent bel et bien le premier genocide de ce siecle, qui allait
en connaitre beaucoup d'autres. Ni la revolte de la ville de Van, qui
mit le feu aux poudres, ni le fait que des Armeniens, passes a
l'ennemi, combattaient dans les troupes russes ne peuvent faire
echapper les evenements de 1915 a ce qualificatif que la communaute
internationale a defini en 1948 comma la commission de crimes dans
l'intention de detruire, en totalite ou en partie, un groupe national,
ethnique, religieux ou autre.

Les descendants des victimes n'ont cesse de plaider pour le droit a ce
mot, qui, d'une certaine maniere, rend justice aux morts. S'ils n'ont
pas ete entendus, c'est que s'y opposaient des considerations
politiques allant bien au-dela des pures relations mercantiles que les
uns ou les autres peuvent avoir avec la Turquie. Le paysage
international a change. La Republique d'Armenie est sortie
independante des decombres de l'URSS. Le terrorisme armenien a depose
les armes. La Turquie a change, meme si les relations qu'elle
entretient avec l'Occident, en particulier avec l'Europe, restent
emaillees de polemiques et d'incomprehensions.

Il faut souhaiter que les actuels dirigeants turcs tiennent compte du
soutien assidu qu'apporte la France a leur desir d'Europe depuis
plusieurs annees et comprennent qu'ils ont tout a gagner a amorcer
enfin une reflexion sereine, decrispee, sur une partie de l'histoire
turque dont ils ne sont pas responsables.

Il faut esperer aussi que les deputes francais ont obei a autre chose
qu'a un mouvement d'indignation a bon compte, sans consequence et sans
risque.  Esperer que des considerations interessees en direction de
l'electorat des Armeniens de France, que tous les partis ont toujours
courtise, n'ont pas pese. Il faut souhaiter que, si un jour
ressurgissent des images d'hommes emmenes de force de leurs villages
pour etre massacres, de cohortes decimees sur les routes de la
deportation ou de l'exil, des images du Rwanda, des images de Bosnie,
que ce jour-la nos deputes n'oublieront plus de se lever comme un seul
homme pour dire "non".


copyright 1998 Le Monde